🪁 L’aliénation numérique : Définition, Compréhension et Mise en Perspective

Exploration d’une notion clef de la médiation numérique, souvent invoquée, rarement explicitée.

🪁 L’aliénation numérique : Définition, Compréhension et Mise en Perspective

J’ai remarqué un léger paradoxe. Beaucoup de médiateurs et de formateurs parlent d’émancipation numérique à toutes les sauces, mais rares sont celles et ceux qui prennent le temps d’aborder son opposée, l’ennemie numéro un : l’aliénation numérique.

Comme si cette notion allait de soi, alors que c’est loin d’être le cas.

Je souhaite ici clarifier les choses, aussi bien par souci de cohérence que par désir de vulgariser.

Dans cet article, je te propose (entre autres) :

  • De revenir sur la notion d’aliénation
  • D’évoquer le capitalisme de la donnée et de l’attention
  • De faire un détour par la perspective technocritique
  • D’évoquer la 3ème loi de Clarke et la pensée magique

Paré.e ?

Jack Sparrow salue depuis son bateau

Définition de l’aliénation numérique

Commençons par replacer les éléments dans leur contexte sémantique : qu’est-ce que l’aliénation, de façon générale ?

Si je demande à un quidam dans la rue de m’expliquer de quoi il retourne, j’aurais droit bien davantage à des yeux ébahis qu’à un propos structuré. Toi-même, pourrais-tu me résumer l’aliénation numérique ?

Les mots ont leur importance.

Surtout quand ils visent à exprimer une réalité sociale, culturelle et politique.

L’aliénation et ses origines historiques

Le terme d’aliénation a longtemps été associé à la folie humaine. Jusqu’au XIXème siècle, on désignait d’ailleurs couramment les médecins qui s’occupaient des maladies mentales sous le nom d’aliénistes. Leurs patients, eux, étaient nommés ‘aliénés’.

Cette désignation perdure aujourd’hui.

Ceci a d’ailleurs inspiré à l'écrivain Jean-Luc Bizien une excellente trilogie de polars historiques "Les Enquêtes de l'Aliéniste" - que je te recommande volontiers.

😵‍💫
La notion d’aliénation est historiquement rattachée à celle de folie, et conserve cette dimension dans l’imaginaire collectif.

L’aliénation en sociologie : une analyse marxiste

Quand on parle du numérique, ce n’est cependant pas du côté de la psychiatrie et des médecins aliénistes de jadis qu’il faut se tourner, mais plutôt vers la sociologie.

Notamment les travaux de Karl Marx.

Ce dernier a récupéré le terme d’aliénation pour décrire une forme de « folie sociale », que l’on peut résumer comme une dépossession (ressentie ou réelle) de l’existence humaine sous l’emprise de notre environnement social et technique.

🧐
Aliénation :
Désigne pour Karl Marx le mécanisme par lequel l’homme devient progressivement étranger puis asservi à ce qu’il a créé (Dieu, État, Marchandise). L’aliénation a donc trois dimensions : religieuse, politique et économique.

Les travaux de Karl Marx sur l’aliénation ont notamment porté sur sa dimension économique et plus particulièrement sur le travail salarié qui est aliénant pour plusieurs raisons : tout d’abord, dans le mode de production capitaliste, le prolétaire est dépossédé du produit de son activité au cours du processus d’exploitation ; ensuite la division technique du travail prive le salarié de la maîtrise de la totalité du processus de production ; enfin le travail salarié pousse le salarié à ne voir dans l’activité de production qu’un moyen de subsistance (de reproduction de sa force de travail) et pas ou plus un moyen d’affirmation de soi.

Source : "Lexique de Sociologie"
Oui. Quel que soit ton bord politique, parler d’aliénation numérique revient à transposer l’analyse marxiste et son vocable dans l’environnement hyperconnecté contemporain.

Mobiliser l’analyse technocritique de l’aliénation numérique

Tu t’en doutes, on ne peut évoquer Marx sans parler de capitalisme.

Concernant le numérique, tu dois prendre en considération deux de ses incarnations : le capitalisme de l’attention et le capitalisme de la donnée.

Le Capitalisme de l’Attention et l’Aliénation numérique

Le capitalisme de l’attention désigne un système économique où les acteurs politiques et économiques (entreprises, gouvernements, etc.) cherchent à capter – et accaparer – l’attention des internautes.

En d’autres termes, c’est le temps de cerveau disponible qui est visé, à des fins de marketing, de propagande et autres.

Tous les moyens sont bons pour t’influencer, notamment l’exploitation de tes biais cognitifs. Cette approche est tout à fait assumée par les entrepreneurs de la Silicon Valley et les autres.

Effets secondaires du capitalisme de l’attention

Les conséquences sont connues, et décriées de longue date : à force de stimulations et de notifications, nos cerveaux ne sont plus en mesure de traiter correctement les flux d’informations permanents. Concentration en berne, infobésité et neurofatigue sont des symptômes couramment évoqués.

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Pour décrire la tempête cognitive dans laquelle se débat notre attention volée, certains auteurs et essayistes parlent de « brouillard numérique » ou de « guerre cognitive ».

Loin d’être innocent, le capitalisme de l’attention a un effet réel sur la santé mentale des individus ou leur rapport à l’information. Et, par ricochet, sur nos rapports sociaux.

Capitalisme de la donnée et aliénation numérique

Le capitalisme de la donnée, quant à lui, désigne le système économique et technologique de la Big Data, où l’enjeu réside dans la captation, le traitement, l’analyse et l’exploitation des données disponibles, en vue d’un éventuel bénéfice.

Il peut s’agit aussi bien des données émises par les internautes (ex : tes données de navigation internet) que de données plus générales (ex : des données de production émises au sein d’un réseau d’usines).

Interroger l’émergence d’une société de contrôle

Les données sont la matière première des organismes qui travaillent dessus. Or, depuis des années, leur exploitation pose problème à de nombreux niveaux, notamment en matière de respect et de protection de la vie privée.

Qui dit « traitement de données » dit aussi « captation des données », voire « technologies de surveillance ». Nul besoin de paranoïa pour l’énoncer. Les essais et analyses abondent à ce sujet.

Dans cette veine, je t’invite à lire l’ouvrage « Technocritique » d’Asma Mhalla, qui met en perspective les liens entre la Big Tech et Big States. Le risque de glisser en silence vers une démocratie libérale autoritaire nourrie par l’exploitation des données y est explorée sans fard.

Le débat public sur la protection des données personnelles semble toutefois plié et enterré, ainsi que le relèvait déjà en 2018 la revue Reflets :

"Hurler au loup en 2018, comme en 2017 sur la collecte de données personnelles et vilipender les GAFA, la NSA, les services de renseignement sur les méthodes de profilage numérique ne sert plus à grand chose : l’affaire est entendue depuis de nombreuses années, les pratiques sont ancrées, améliorées, légalisées, et surtout, ne trouvent le plus souvent aucun écho contestataire dans la population. Hormis quelques « gus et gonzesses » dans deux ou trois garages, il n’y a quasiment personne dans la population pour se préoccuper de la surveillance numérique et du traitement des données personnelles. Sauf que désormais, le véritable enjeu n’est plus la seule collecte des données en tant que telle, mais surtout leur traitement, et en amont, leur inflation exponentielle. […] La tyrannie est douce, s’opère sans violence ni contrainte, mais amène chaque individu à insérer sa vie dans le grand système des données numériques. [...] Mais point besoin de chercher très loin une volonté de « piller » le fonctionnement quotidien des individus sur le réseau, puisqu’ils se chargent eux-mêmes de donner à qui mieux-mieux toute leur existence en données numériques : la transparence devient la règle, chacun exposant à tous, de façon publique la quasi totalité de sa vie privée."
Source : Reflets

Seuls les hacktivistes et militants s’acharnent désormais à aborder le sujet. En ateliers de médiation, et ce quel que soit l’angle adopté, je constate une réelle apathie sur les problématiques qui y sont associées... Excepté de la part d’individus issus de pays autoritaires.

😓
Le renoncement des individus face à l’exploitation de leurs données peut être considéré comme une forme de « servitude volontaire », au sens où l’entendait La Boétie.

Penser l’aliénation numérique par le prisme du mouvement technocritique

Admettons.

La tendance est à l’acceptation du numérique tel qu’il nous est promu par la Big Tech, dopée au capitalisme de l’attention et de la donnée.

Depuis que je travaille en médiation, je constate que le numérique, son infrastructure mondiale et le fonctionnement des appareils électroniques demeure obscur pour une majorité de la population.

Et pas seulement pour les personnes en situation d’illectronisme !

🚫
La majorité utilise les outils numériques sans en comprendre le fonctionnement ou la portée.

La troisième loi de Clarke

J'ignore si tu as déjà lu l’auteur de science-fiction Arthur C. Clarke. Il a beaucoup exploré notre relation à la technologie avec ses romans, et en a tiré quelques règles générales, devenues de véritables références depuis.

Connais-tu la troisième loi de Clarke ?

Cette loi affirme que : « Toute technologie suffisamment avancée est indiscernable de la magie. ».

Le corollaire de cette loi est le suivant : un utilisateur qui ne comprend pas une technologie à l’œuvre perçoit cette dernière comme étant de la magie.

Hormis les représentants de ce qu’Éric Sadin dépeint comme « la caste des ingénieurs informaticiens » et quelques curieux, rares sont celles et ceux qui souhaitent analyser leur environnement numérique, ou développer une perspective critique sur ce point particulier.

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Quitte à faire quelques raccourcis, on peut aujourd’hui affirmer que la population s’insère dans le cadre de ce qu’on désigne, en anthropologie, comme la « pensée magique ».

En découle un usage irrationnel, magique et mythique du numérique. L’aliénation numérique se nourrit de cet état de fait.

Comme tu le vois, c’est notre rapport à la technologie qu’il faut explorer. Or, la notion d’aliénation issue des travaux de Marx abreuve un large courant de pensée, aujourd’hui vivace : la technocritique.

Bibliographie Technocritique

Si le sujet t’intéresse, Irénée Régnauld a conçu une bibliographie spéciale technocritique sur l'excellent blog "Mais où va le web". Une excellente ressource à explorer.

La convivialité des outils d’Ivan Illich

Cela fait longtemps que les ouvrages de technocritique ont leur place dans la bibliographie des médiateurs numériques. L’un des grands classiques est indéniablement Ivan Illich et sa notion de convivialité des outils, en droite ligne de ce cher Marx.

💡
Par définition, un outil convivial n’engendre pas d’aliénation.

Un outil convivial, pour être considéré comme tel, doit répondre à trois exigences :

  • Être générateur d’efficience sans dégrader l’autonomie personnelle;
  • Ne susciter ni esclave ni maître;
  • Élargir le rayon d’action personnelle.

L’outil convivial est maîtrisé par l’homme et lui permet de façonner le monde au gré de son intention, de son imagination et de sa créativité. C’est un outil qui rend autonome et qui rend « capable de se charger de sens en chargeant le monde de signes ». C’est donc un outil avec lequel travailler et non un outil qui travaille à la place de l’homme. À l’inverse l’outil non-convivial le domine et le façonne.
Source : Métacartes

Au vu de cette définition, tu te doutes que la perspective technocritique considère la majorité des technologies numériques actuelles comme non-conviviales.

À titre d’illustration, je rappelle qu’il est aujourd’hui impensable, sauf dans les milieux militants (et encore !), de se passer volontairement d’un smartphone.

L’aliénation numérique est une aliénation moderne

On peut ainsi appliquer une petite mise à jour à la définition marxiste de l’aliénation pour mieux appréhender l’aliénation numérique.

  • L’individu est dépossédé du produit de son existence en ligne au cours du processus d’exploitation des données qu’il crée : ce sont les Big Tech qui, ayant constitué un monopole, le captent et l’exploitent à leur profit.
  • L’organisation technique du travail prive l’individu de la maîtrise de la totalité du processus de production : l’usager dépend d’outils numériques et de logiciels qu’il ne comprend ou ne maîtrise pas pour accomplir ses tâches professionnelles ou personnelles. L’absence de ces derniers l’incapacite.
  • Le numérique n’est pas (ou n’est plus) un moyen d’affirmation de soi : l’hyperconnexion et le flux permanent d’informations nuisent à l’épanouissement et au développement de l’individu, notamment concernant son état cognitif.
⚒️
Ce qui se dessine (en creux) est un environnement social où la technologie, après avoir permis des gains multiples et variés (amélioration de la productivité, de la communication, etc.), est devenue étrangère à ses utilisateurs et cause autant (si ce n’est plus) de problèmes qu’elle n’en résout.

C’est justement là l’un des points cardinaux de la réflexion d’Ivan Illich.

Pour rappel, les sociologues considèrent le numérique comme un « fait social total », au sens où il capte et englobe l’ensemble des pratiques sociales.

Tu peux donc envisager l’idée que l’aliénation numérique est une aliénation totale de l’individu.


La société au défi de la lutte contre l’aliénation numérique

Une fois posés tous ces éléments, tu te demandes sans doute quelle est la meilleure manière de se préserver et de lutter contre l’aliénation numérique quotidienne. Un tel objectif peut s’accomplir à deux niveaux : pour soi, à titre personnel, et au niveau collectif, afin de faire bouger les lignes et les représentations.

Lutter contre l’aliénation numérique générale revient à envisager une sorte de « grand soir révolutionnaire » contre un système technopolitique désormais bien établi.

Je te laisse le soin de déterminer s’il s’agit d’un combat perdu d’avance ou pas.

Pour l’heure, le milieu de la formation et de la médiation numérique oppose la notion d’émancipation numérique à celle d’aliénation numérique. Celle-ci constituait une promesse de l’utopie originelle d’internet, et fait toujours figure d’idéal à atteindre.

Affaire à suivre, car cela méritera un article en bonne et due forme.

Changer ses habitudes numériques

Surtout, au niveau individuel, il s’agit de reconsidérer de façon critique tes usages et ton environnement numérique, de réclamer ton droit à la vie privée et à la déconnexion, voire d’adopter une approche de minimalisme digital.

De trouver les moyens de t’affranchir du capitalisme de la donnée et de l’attention.

C’est sur cette approche que je me concentre avec ce site : t’inviter à développer une réflexivité sur tes usages et à passer à l’action selon tes idéaux de vie.


J’espère que cet article te permettra d’y voir plus clair la prochaine fois que tu entendras parler d’aliénation numérique. D’autres notions clefs seront explorées ponctuellement par la suite, n’hésite pas à me partager tes réflexions en commentaires ou à me suggérer des sujets !

En attendant, tu peux explorer l'intégralité des archives du site sur cette page :

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Cet article est diffusé par l'infolettre de Florent Salem. Ces publications sont l'occasion de mettre en perspective notre rapport humain aux technologies numériques, mais aussi d'explorer diverses thématiques qui m'importent.

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