🪛 Débat Technocritique: Argument de la Neutralité de la Technique VS Chat de Schrödinger

Renouveler l'approche de la technologie numérique dans le débat public.

🪛 Débat Technocritique: Argument de la Neutralité de la Technique VS Chat de Schrödinger

T'es-tu déjà demandé si la technologie numérique était, par sa nature même, bonne ou mauvaise pour l'humanité ?

Loin d'être anecdotique, cette question alimente depuis des années le débat autour de l'usage et du déploiement des objets et services connectés que nous utilisons au quotidien. C'est un véritable débat moral à ce sujet auquel nous assistons à intervalles réguliers - avec toutes les simagrées et postures qui vont avec.

Chacun est sommé de prendre position.

Aux technocritiques (même les plus modérés), les technosolutionnistes opposent régulièrement l'argument de la neutralité de la technique pour l'emporter. Comme s'il s'agissait d'une vérité indépassable, admise par l'ensemble du corps social.

Qu'en est-il et comment le contrer de façon rationnelle ? Comment expliquer au plus grand nombre en quoi il s'agit d'un dogme fallacieux ? Peut-on s'appuyer sur le chat de Schrödinger pour y parvenir avec clarté ?

C'est ce que je te propose de creuser ici.


La technologie numérique est-elle bonne ou mauvaise ?

La question semble simpliste, pourtant elle abreuve le débat public depuis des années. Dès qu'il s'agit d'évoquer bienfaits et méfaits du numérique, la dimension éthique de cette technologie n'est jamais loin.

Son acceptabilité sociale est mise en jeu.

Un impact social ou individuel, positif ou négatif, est identifié ?

Le meilleur réflexe est alors d'interroger les tenants et aboutissants de l'outil concerné, mais aussi de questionner la responsabilité de celles et ceux qui l'ont créé ou l'utilisent.

Or, dès qu’on parle de technologie, numérique ou pas, l’argument de la neutralité de la technique s’invite dans le débat, et coupe court aux reproches ou hésitations, légitimes ou non.

Le paradigme de la neutralité de la technique

Cet argument est régulièrement opposé aux mouvements critiques des technologies, qu’elles soient numériques ou pas. C'est un classique (pour ainsi dire), qui s'illustre avec facilité.

Par exemple, un utilisateur peut utiliser un marteau :

  • Pour planter des clous (usage positif)
  • Pour fracasser un crâne (usage négatif)

La neutralité de la technique énonce que le marteau est un objet innocent, qui n’a rien de mauvais ou de toxique en soi, mais qui le devient en fonction de l’usage.

Donc de l'utilisateur.

On peut alors oublier le négatif, et blâmer l’utilisateur plutôt que le créateur, l’outil ou la technologie concernée.

💡
Invoquer la neutralité de la technique désamorce le questionnement de nombreux outils et usages... voire la responsabilité éthique des uns ou des autres.

Un vieux débat de pensée critique

L'argument n'est pas neuf, et a déjà occupé de nombreux philosophes et penseurs. Spoiler alerte, le verdict a déjà été rendu.

"Le « dogme fallacieux de la neutralité technique », qui prétend que « tout dépend de l’usage qu’on en fait » a été depuis longtemps battu en brèche, notamment par des penseurs qui ont mis en évidence dès le début du XXe siècle le caractère progressivement autonome du développement des technologies." Source: Radio France

Quiconque s'aventure sur ce terrain ne fait donc que rejouer un vieux débat, d'au moins trois siècles. D'ailleurs, pour l'anecdote, c'est un sujet de bac !

François Jarrige : « Une technique n’est jamais neutre »
François Jarrige a publié en 2014 Technocritiques (La Découverte). Dans ce livre, il revient sur trois siècles de contestation des machines.
"La technologie n’est pas neutre car elle impose une structure déterminée, des exigences spécifiques, certaines configurations de pratiques et de valeurs et, en conséquence, l’institution d’un certain type d’être humain et de société."
A. Almazán Gómez, « El Sistema Técnico en la obra de Jacques Ellul »
🤔
Celles et ceux qui invoquent la neutralité de la technique aujourd'hui sont le plus souvent des individus ou des sociétés qui promeuvent une technologie, un outil ou un service.

L'argument philosophique est devenu un banal argument marketing, notamment pour balayer des objections à propos d'éventuelles dérives.

Comment justifier la neutralité de la technique ?

La méthode est fallacieuse, car elle repose sur une logique biaisée par des considérations culturelles.

Logique d'annulation réciproque

Affirmer que deux éléments opposés (l’un positif et l’autre négatif) s’annulent ou parviennent à un équilibre neutre est un principe élémentaire de mathématiques et de chimie.

+1-1=0

Il s'agit d'un principe intuitif et facile à expliquer à n’importe qui, sans s’encombrer de jargon. D'ailleurs, de nombreuses mythologies reposent sur le même principe.

Songe au match éternel entre ordre et chaos, par exemple.

On renforce ainsi un biais culturel ancestral : l’équilibre neutre du monde (statu quo) est socialement considéré comme quelque chose de positif. Bon pour l'humanité, si tu préfères.

0=+1

On craint en revanche la perturbation susceptible d'ébranler cet équilibre.

Or, un élément négatif ne peut être neutre : soit il est néfaste par nature (élément destructeur); soit, s'il était dit 'neutre', il ne devient mauvais qu'en cas d'utilisation malintentionnée ou de détournement.

C'est une déchéance sous conditions : il bascule alors du neutre positif vers le négatif.

-1=0-1

Les outils prévus exclusivement pour la torture ou la mise à mort sont un bon exemple de technologie négative : à aucun moment on ne peut les considérer comme fondamentalement neutres. Par contre, c'est bel et bien le cas de ceux qui peuvent accomplir la même fonction selon l'intention de qui les manie.

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Sans volonté de faire basculer l'outil du côté sombre de la force, toute technique est donc jugée positive par défaut.

La responsabilité engagée est celle de l'usager de l'outil.

Circonscrire la neutralité de la technique aux créations humaines

Petite précision. L’argument de la neutralité de la technique ne s’applique qu’aux créations des êtres humains !

Derrière leur existence, il y a en effet :

  • l’utilisation de moyens technologiques (même basiques),
  • l’exercice d’une volonté et d’une intention créatives.

L'utilisation d'objets naturels comme outils et techniques

Aux dernières nouvelles, une branche d’arbre existe par et pour elle-même, sans ton intervention. Idem pour les fruits, ou tout autre élément naturel capable d’apparaître en notre absence.

Se servir de ces derniers (comme le font certain.e.s) pour argumenter sur la neutralité de la technique est un raccourci plaisant, mais reste un raccourci.

Dès lors qu’une branche est utilisée comme massue, elle ne peut plus être considérée comme une branche, mais comme matériau initial d’un objet humain.

Si je te jette un melon au visage, ledit melon n’a jamais bénéficié d’une intention créatrice initiale d’en faire un projectile - à moins que tu aies de telles croyances.

🌱
C’est la finalité du détournement qui doit être jugée positive ou négative, non pas l’objet naturel utilisé.

Affirmer la non-neutralité de la technique

Je l'ai mentionné plus haut, la philosophie a déjà tranché en défaveur de la neutralité de la technique. Si tu désires creuser ce point, je t'invite à étudier cet article de Adrián Almazán Gómez :

ALMAZáN GóMEZ Adrián, « La non-neutralité de la technologie. Une ontologie sociohistorique du phénomène technique », Écologie & politique, 2020/2 (N° 61), p. 27-43. DOI : 10.3917/ecopo1.061.0027

L'angle philosophique du débat - même si je l'aime beaucoup - a cependant l'inconvénient d'être peu accessible ou compréhensible par toutes et tous.

On sombre alors dans le débat d'initié.e.s.

Combien de personnes qui parlent de neutralité de la technique ont-elles vraiment lu les auteurs qui se sont penchées sur le sujet ? Idem pour leurs détracteurs ?

Hors philosophie, le débat continue dans la société.

L'argument est aujourd'hui tellement connu, simplifié et codifié que peu s'encombrent à le justifier.

👤
Dans les débats actuels, mobiliser l'argument de la neutralité d'une technologie signifie, le plus souvent, se positionner pour ou contre cette dernière.

Oser des parallèles inattendus

Pour convaincre dans ces conditions, auprès d'interlocuteurs parfois sans nuance, voire auprès du grand public, il faut une image forte, simple et efficace.

Pour retourner l’argument du "+1-1=0", j'opte désormais pour l’une des métaphores emblématiques de la physique quantique, largement popularisée : le chat de Schrödinger.

C'est un choix iconoclaste, par contre ça fait ronronner le débat direct !

La métaphore du chat de Schrödinger

Un chat est enfermé dans une boîte opaque avec un flacon de gaz mortel et un système aléatoire destiné à le briser. Si le flacon libère son contenu, le chat périt.

Seule l'action de l’ouverture de la boîte permet de déterminer l’état du chat : mort ou vivant.

(Je rappelle que ceci est une expérience de pensée, ne fais pas ça chez toi.)

🐈
Du point de vue de la physique quantique, tant que la boîte n’est pas ouverte, le chat est À LA FOIS vivant et mort. Ces deux états se superposent, sans contradiction.
Chat de Schrödinger — Wikipédia

Technocritique: le paradigme de la technologie de Schrödinger

Transpose désormais la logique du chat de Schrödinger à n'importe quelle technologie.

Tant que personne ne l'utilise (qu'elle reste dans la boîte), sa nature positive ou négative pour la société ou l'individu demeure en attente de réalisation. Ces deux dimensions COEXISTENT en même temps, et ne s’annulent pas l’une l’autre.

Enfin, lorsque la technologie est mobilisée, elle exprime l'une ou l'autre facette en fonction de l'usage. Cela varie au cas par cas. On retrouve là une partie de l'argument de neutralité de l'outil : tout dépend du passage à l'acte et des personnes concernées.

Dans ce cas de figure, cependant, la nature ambivalente de la technologie est antérieure à l'usage.

L'utilisateur de la technologie effectue certes un choix éthique dans l'emploi de l'outil, mais la nature potentiellement négative de celui-ci implique AUSSI une responsabilité de ses créateur.ice.s.

🛠️
Contrairement à ce que théorise le principe de neutralité, une technologie peut donc être considérée À LA FOIS positive et négative.

Adopter une posture technocritique face à la neutralité de la technique

Comme tu le vois, l'argument de la neutralité de la technique n'a rien d'indépassable. Tout tient à l'angle d'approche que tu utilises, et à la capacité de chacun.e à envisager une réalité plus nuancée et complexe qu'une logique binaire "positif ou négatif".

La prochaine fois que tu entendras cet argument, demande-toi ce que la personne tente de vendre ou d'innocenter.

J'espère que cet article nourrira tes réflexions. Si le sujet t'intéresse, je te recommande de poursuivre ta lecture avec celui-ci :

🪁 Aliénation Numérique: Définition, Compréhension, Analyse
Exploration d’une notion clef de la médiation numérique, souvent invoquée, rarement explicitée.
Cet article est diffusé par l'infolettre de Florent Salem. Ces publications sont l'occasion de mettre en perspective notre rapport humain aux technologies numériques, mais aussi d'explorer diverses thématiques qui m'importent.

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