đ„· Le raw-dogging : DĂ©finition, analyse et mise en perspective
Quâest-ce que le raw-dogging ? Exploration dâune pratique numĂ©rique qui sâapparente (en partie) au minimalisme digital et Ă la reconquĂȘte de la concentration.
Peu de gens apprécient de passer une longue période sans la moindre distraction.
Toi-mĂȘme, Ă quand remonte la derniĂšre fois oĂč sâest Ă©coulĂ©e une heure entiĂšre en solo avec tes pensĂ©es ; sans Ă©cran, ni notification, ni livre ni la moindre musique ?
Il y a de fortes chances que ça remonte Ă un bail, et nul ne te jettera la pierre, car ce nâest guĂšre dans lâair du temps.
Pourtant, prenant le contrepied des dynamiques actuelles, Ă©merge le raw-dogging, une tendance vantant la privation volontaire de distractions durant de longs trajets, voire au quotidien.
Sâagit-il dâun feu de paille typique des rĂ©seaux sociaux ? Ou dâune montĂ©e en puissance de la technocritique ? Rien nâest moins sĂ»r, et je te propose ici dâanalyser cet usage numĂ©rique plus en dĂ©tails.
Au menu de ce dossier :
- Une définition du raw-dogging
- Une mise en perspective historique et sociale de cette pratique
- Le lien avec le stoïcisme et le développement personnel
- Identifier la critique principale du raw-dogging
- Cerner lâaspect technocritique sous-jacent
- Plus les digressions dâusage !
Le raw-dogging : Définition générale
Raw-dogging est un terme anglophone, popularisĂ© sur les rĂ©seaux sociaux (notamment TikTok). Ă tel point que certains journaux comme The Guardian se sont interrogĂ© en 2024 pour lui attribuer ou non le titre de mot de lâannĂ©e !
Il sâagit surtout dâune tendance en ligne, dont on ignore Ă ce stade si elle perdurera.
Dans lâargot anglosaxon, raw-dogging dĂ©signait initialement un rapport sexuel sans prĂ©servatif. Sa signification a cependant glissĂ© (sans mauvais jeu de mots) pour parler dâune « expĂ©rience sans support ou commoditĂ© ».
Comprends par lĂ quâil sâagit de passer un (long) moment sans distractions dâaucunes sortes.
Notamment les distractions numériques ou autres « béquilles cognitives ».
Il sâagit de se priver de façon volontaire de divertissements.
De sâĂŽter la possibilitĂ© et la capacitĂ© de tuer le temps.
Et de dompter lâennui suscitĂ© par cette privation.
En quoi consiste le challenge du raw-dogging ?
Dans sa version la plus « spectaculaire » (oui, je suis sarcastique), des internautes se filment avec leur smartphone assis sans rien faire, le plus souvent dans les transports longue distance. Lâavion est un dĂ©cor de choix de ces vidĂ©os.
Si tu as croisé des captations de gens qui fixent le vide des heures durant devant un hublot, ou qui se contentent de suivre la progression de leur avion sur la carte du monde, tu sais désormais de quoi il retourne.
Ils ne sâaccordent ni films ni livres ni la moindre musique.
Ils font parfois lâimpasse sur lâeau et la nourriture.
Seul le smartphone tourne, pour les filmer.
Le sommeil est optionnel.
On pourrait croire Ă une forme dâascĂšse stoĂŻqueâŠ
Alors quâil sâagit surtout dâune envie de âperformerâ.
Le raw-dogging sâapparente (de loin) Ă la mĂ©ditation
Les adeptes du raw-dogging se targuent ainsi dâaccomplir un (pseudo) exploit, qui prouverait leur force mentale en lâabsence de stimuli. Certains vantent une dĂ©couverte du « pouvoir sans limites de lâesprit ». Rien que ça !
La vibe new-age te chatouille⊠?
On peut en rire ou en pleurer.
RĂ©inventer lâeau chaude, câest beau.
La philosophie nâa ja-mais creusĂ© la questionâŠ
« Tout le malheur des hommes vient de ne savoir pas demeurer en repos, dans une chambre. » Blaise Pascal
Qui plus est, sâastreindre Ă lâinaction et se retirer dans ses pensĂ©es, dans la conscience du moment prĂ©sent, ressemble fort Ă une quĂȘte de mĂ©ditation tout ce quâil y a de plus traditionnel, nâest-ce pas ?
Il nây a lĂ rien de nouveau sous le soleil.
On pourrait cesser-lĂ , et pourtant !
En creux, quelque chose dâintĂ©ressant se dessine : une critique implicite et sous-jacente de nos pratiques et distractions numĂ©riques subies, et de leur impact sur notre capacitĂ© Ă nous concentrer.
Un phĂ©nomĂšne culturel dâimitation alimentĂ© par TikTok
Avant dâaller plus loin, entendons-nous bien sur lâorigine de la tendance.
La majoritĂ© des vidĂ©os de raw-dogging trouvent leur origine sur TikTok. Tu peux en trouver sur dâautres plateformes, nĂ©anmoins la dynamique est surtout impulsĂ©e par de jeunes hommes de la gĂ©nĂ©ration Z, trĂšs prĂ©sente sur ce rĂ©seau.
Quant Ă savoir dâoĂč ça vientâŠ
La tendance proviendrait dâune sĂ©rie, « Hijack », dans laquelle le personnage de Sam Nealson est coincĂ© pendant 7h dans un avion suite Ă un dĂ©tournement. Le tout sans confort ni mouvement autorisĂ©. Câest du moins la thĂ©orie quâavance le site lâEssentiel.
Depuis, la série aurait inspiré de nombreux influenceurs qui tentent de reproduire la situation.
On retrouve ici un processus dâimitation, dans la lignĂ©e des challenges TikTok typiques.
Le raw-dogging se présente comme une variante de stoïcisme moderne
Quâen diraient des auteurs comme Marc AurĂšle ? On peut se le demander.
Nombre de communautĂ©s virilistes en ligne se sont appropriĂ© les valeurs antiques du stoĂŻcisme ces derniĂšres annĂ©es. Il est donc peu Ă©tonnant que, dans le microcosme social GenZ masculin qui a popularisĂ© le raw-dogging, des Ă©lĂ©ments tels que le contrĂŽle de soi, lâendurance mentale ou lâacceptation de son destin jouissent dâune rĂ©sonnance particuliĂšre.
Le fait que des virilistes rĂ©cupĂšrent ces valeurs nâĂŽte rien Ă leur intĂ©rĂȘt intrinsĂšque. Il sâagit toutefois dâun point Ă souligner.
Faut-il y voir la rĂ©surgence culturelle dâune ancienne philosophie ?
En dĂ©pit de ce quâon pourrait croire, rien nâest moins sĂ»r.
Le rawdogging est une aspiration, pas un acte. Il s'agit d'un fantasme de retour à une circonstance antérieure supposée pure (qui n'a probablement jamais vraiment existé de toute façon), entrepris pour un échange symbolique sur les médias sociaux, et non comme une expérience vécue, et encore moins comme une illumination. The Atlantic
Je tâinvite nĂ©anmoins Ă distinguer deux cas de figure :
- Les profils qui cherchent Ă sâafficher et renforcer leur position sociale.
- Les profils qui adoptent une démarche sincÚre de déconnexion.
On retrouve ici un biais cognitif bien connu : le dĂ©sir de reconnaissance par le groupe dâappartenance. Et, au passage, les stratĂ©gies dâinfluence.
Vers une découverte de la déconnexion volontaire
Or, ces lauriers de la gloire virtuelle illustrent un point crucial : pour la majoritĂ©, il est aujourdâhui rare et inhabituel de dĂ©connecter. Dâautant plus quand câest volontaire.
Ce nâest pas pour rien si, dans tous les films dâhorreur modernes, il nây a vite plus de rĂ©seauâŠ
Sâaffranchir du rĂ©seau devient « un effort », dâautant plus « hĂ©roĂŻque » que cette Infra-Structure technologique soutient une grande part de nos comportements sociaux et culturels.
Lâhumain augmentĂ©/connectĂ© sâabaisse de façon Ă©phĂ©mĂšre au rang dâhumain.
Vivre sans numérique est dÚs lors identifié comme une privation.
Ou comme un axe de développement personnel.
Le raw-dogging comme moyen de se reconnecter Ă soi-mĂȘme
Alors quâil est ardu de sâextraire du brouillard informationnel et cognitif issu de notre environnement numĂ©rique quotidien, nous assistons Ă lâĂ©mergence dâune « culture de la privation volontaire », perçue comme un moyen de se reconnecter Ă soi-mĂȘme.
Dans cette approche, expĂ©rimenter lâabsence absolue de distractions est vue comme un moyen :
- De rĂ©initialiser lâesprit,
- De tester sa résilience,
- De (se) prouver quelque chose.
Les deux premiers buts peuvent ĂȘtre considĂ©rĂ©s comme des objectifs personnels, tandis que le dernier constitue un objectif social, tel quâĂ©voquĂ© plus haut.
Le raw-dogging invite au désencombrement mental
Sans aller jusquâĂ dire que le raw-dogging est une forme de mĂ©ditation, on peut considĂ©rer que ses adeptes font (ou du moins affichent) le pari du dĂ©sencombrement mental.
En se privant de divertissements (numĂ©riques ou non), ils laissent leur esprit vagabonder dâune idĂ©e Ă lâautre, sans les interruptions dues Ă des notifications ou la consultation du smartphone, ni les petits shots de dopamine qui vont avec.
Ces personnes (re)dĂ©couvrent une expĂ©rience du monde analogique, teintĂ© de rĂ©flexion longue et de concentration, ou dâennui profond. Sans oublier lâentre-deux !
Garde Ă lâesprit que la majoritĂ© a grandi dans un environnement socioculturel hyperconnectĂ©.
Une pratique qui ne réinvente rien
De fait, la pratique du raw-dogging n'a de nouveau que le nom. Avant lâĂšre dâinternet, de nombreuses personnes voyageaient sans occupation particuliĂšre, prĂ©occupĂ©es de leurs seules pensĂ©es.
De nos jours, une telle attitude peut paraĂźtre absurde, voire inquiĂ©tante â pour ne pas dire dĂ©viante.
Ne pas se distraire et demeurer en inactivité se sont transformées en activités suspectes.
Oser déconnecter est devenu une expérience personnelle et sociale déroutante.
Pour certains, il sâagit dâailleurs dâune idĂ©e pour le moins terrifiante.
Il faut sâoccuper lâesprit, et le smartphone offre le parfait outil.
RĂ©apprivoiser son rapport Ă lâennui avec le raw-dogging
Jâentends souvent des anciens admettre, en ces termes fleuris, que « ⊠avant internet, on se faisait chier, quand mĂȘme ! ». Jetons donc aux orties toute nostalgie rĂ©actionnaire basĂ©e sur le poncif du « CâĂ©tait mieux avant ».
Subir lâennui latent de lâexistence est peu rĂ©jouissant â et encore moins excitant.
Avec la technologie numĂ©rique, nous tenons notre meilleur antidote Ă lâennui.
Tu maintiens ton esprit aux aguets, en tout temps et en tous lieux.
Joie ! Bonheur ! Le dĂ©sĆuvrement se rĂ©duit Ă peau de chagrin.
Tu es distrait, tu as enfin vaincu ton ennui.
Est-ce une bonne chose pour autant ?
Interroge-toi : tes meilleures idées te viennent-elles plutÎt quand tu divagues (par exemple sous la douche ou quand tu flùnes, la truffe au vent) ou occupé à scroller ton écran ?
Les distractions numĂ©riques sont un obstacle Ă lâennui et au raisonnement
Ton environnement numérique est un pharmakon : à la fois remÚde et poison, selon la proportion.
Ce nâest pas pour rien si maints auteurs qui abordent notre relation Ă la technologie numĂ©rique (comme Cal Newport ou Catherine Price) invitent leurs lecteurs à « rĂ©apprivoiser leur rapport Ă lâennui ».
Les tenants du raw-dogging expriment un propos similaire, quoique lâapproche diffĂšre.
Le raw-dogging sâapparente Ă une forme de minimalisme digital temporaire
Adopter une approche de minimalisme digital signifie avoir un usage conscient, critique et rĂ©flĂ©chi des technologies numĂ©riques. Toute la question est de dĂ©terminer si le raw-dogging sây rattache ou non.
En pratique, la réponse est double :
- Oui, car sây adonner crĂ©e des moments de dĂ©connexion volontaire, et dâexploration de ce quâil est possible dâaccomplir en lâabsence de distractions ou de âbĂ©quilles technologiquesâ.
- Non, lorsque sây adonner se rĂ©sume Ă obtenir de la reconnaissance sociale en ligne. Dans ce cas, il sâagit dâun moyen, et non dâune fin en soi. De plus, le raw-dogging est Ă©phĂ©mĂšre par dĂ©finition, et nâa pas vocation Ă constituer un mode de vie â contrairement au minimalisme digital, qui se veut pĂ©renne.
Quelles sont les critiques du raw-dogging ?
Impossible de faire lâimpasse sur la critique majeure (et rĂ©currente) Ă propos du raw-dogging : les risques mĂ©dicaux.
Celles et ceux qui le pratiquent ont tendance Ă refuser :
- De sâalimenter,
- De sâhydrater,
- De se mouvoir,
- Dâaller aux toilettes.
Sous prĂ©texte que ce serait un acte de faiblesse, ou une facilitĂ© â voire une⊠distraction !
Je ne sais pas toi, mais dans des situations de privation ou de jeĂ»ne volontaire (pour raison de santĂ©, par exemple, ou religieuse, comme le ramadan ou le carĂȘme), mĂȘme les profils les plus fanatiques demeurent un minimum actif ou vont (inĂ©vitablement) dĂ©fĂ©quer.
Nous demeurons, envers et contre tout, des organismes biologiques.
Tous les mĂ©decins interrogĂ©s par la presse Ă propos du raw-dogging dĂ©noncent deux risques majeurs : la dĂ©shydratation, et la thrombose veineuse profonde (TVP). Cette derniĂšre survient â roulements de tambours â dans les situations dâimmobilitĂ© prolongĂ©e.
Rien de fun, assurément.
Tester le raw-dogging
Le fait quâil sâagisse dâune tendance sur les rĂ©seaux sociaux nâenlĂšve rien Ă lâintĂ©rĂȘt quâon peut porter Ă ce phĂ©nomĂšne. Libre Ă chacun·e de tester le raw-dogging ou non.
Il y a une dimension technocritique Ă cet usage, mĂȘme si la forme prĂȘte Ă sourire.
Aborde-le comme une tentative de dĂ©veloppement personnel, emprunte de stoĂŻcisme, et une logique de privation volontaire. Explorer la perte de nos outils et repĂšres numĂ©riques, retrouver et revendiquer la sensation dâennui, ainsi que le refus des distractions, sâinscrit dans une dĂ©marche de reprise de contrĂŽle de soi.
Câest un exercice de volontĂ© face Ă un environnement hyperconnectĂ©, mettant en perspective de multiples ramifications sociales et culturelles.
Enfin, je rappellerai juste une chose : toutes les distractions ne sont pas nĂ©fastes. Lire un livre ou Ă©couter de la musique durant un trajet pour sâoccuper et passer le temps, nâa rien de toxique. Utiliser un smartphone nâa rien de dramatique, tant que lâon parvient Ă sâen dĂ©tacher dĂšs quâon le souhaite.
Toute la différence réside dans la volonté de se distraire, et dans le choix de nos distractions.
PS : Bonus ultime ! Tu peux jouer en ligne Ă simuler du raw-dogging... Elle n'est pas belle la vie ?
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