❄️ (Re)Penser le numérique : pour une refonte de l’administration et des démarches en ligne sur le modèle estonien
Je ne sais pas vous, mais j’apprécie de mettre les choses en perspectives, notamment d’un point de vue historique et géopolitique. Le numérique étant une construction sociale, culturelle et politique, j’ai souhaité voir ce qui pouvait être inspirant dans l’Union Européenne, et la façon dont la France se positionne par rapport à ses voisins. Or, c’est peu de le dire : l’approche adoptée par l’Estonie a retenu mon attention, comme vous allez le lire par la suite.
Le 28 juin 2017, Édouard Philippe, alors premier ministre, annonçait « La réalité estonienne, c'est l'objectif français en matière d'e-administration d'ici 2022 ». Nous sommes en décembre 2023 ; il est temps qu’on rouvre le sujet.
Stratégie numérique: Transformation digitale de l’administration française
Il n’a échappé à personne que le basculement général vers la dématérialisation de toutes les démarches administratives a eu lieu en 2022. Ceci a fait suite à la prise de conscience de l’état depuis 2016 (oui, c’est encore frais !) qu’il y avait de multiples fractures numériques sur le territoire à prendre en compte. Ou résoudre, si possible. Aujourd’hui, la cartographie de l’indice de fragilité numérique permet de voir qu’il y a encore du travail à accomplir.
Or, d’après une étude menée sur 35 pays européens sur le déploiement du numérique, la « maturité globale de pays en eGovernment » de la France était en 2022 de 70 %, en dix-huitième position. Le verdict est clairement « Peut mieux faire ».
Ce n’est pourtant pas faute d’avoir essayé de s’inspirer de ce qu'accomplissent nos voisins européens.
Partenariat France-Estonie sur le numérique
Accordons-nous un petit saut géopolitique dans le passé. En 2017, fraîchement désigné premier ministre, Édouard Philippe s’est rendu à Tallinn pour développer la coopération avec l’Estonie, pays pionnier du numérique.
« 99 % des services de l'État accessibles en ligne : La réalité estonienne, c'est l'objectif français en matière d'e-administration d'ici 2022. »
Édouard Philippe, le 28 juin 2017
En avril 2023, si l’on se fie à l’observatoire du numérique, le pari est tenu, avec quelques améliorations à envisager. 284 services de l’état ont mené à bien leur mue digitale, France Connect est devenu un outil essentiel pour accéder auxdits services... C’est le moment où tout le monde peut sabrer le champagne, et oublier au passage le classement moyen en eGouvernement cité plus haut.
Sauf que ! Il y a un « mais », de taille, vite mis sous le tapis : la réalité estonienne ne se limite pas au déploiement du haut débit sur le territoire ou à la dématérialisation des services de l’état. C’est la notion même de service public (en ligne ou non) qui a été repensée pour davantage d’efficience, ainsi que nous allons le voir.
Brève comparaison de la France avec l’Estonie
L’Estonie, pays balte auquel on doit Skype, a de longue date pris le virage du numérique. Depuis l’effondrement du bloc soviétique, les gouvernements successifs ont défini et maintenu un cap politique en faveur d’une modernisation de l’état, du déploiement d’une infrastructure adaptée et de services digitalisés, mais aussi de l’acculturation de la population à ce changement. Ce processus, démarré en 1996 et désigné sous le terme de « Saut du Tigre », a constitué une véritable refonte du mode de pensée.
Surtout, fait notable, ça a fonctionné.
Aujourd’hui, l’Estonie fait figure d’état précurseur sur les questions du numérique en Europe et dans le monde : à mon sens, nous avons donc tout lieu de nous inspirer de ses réalisations.
La gestion des démarches en ligne en Estonie
L’un des éléments les plus inspirants de l’administration estonienne est un paradigme essentiel des services publics : l’administration n’a pas le droit de réclamer à un citoyen un document qui aurait déjà été fourni auparavant auprès d’un organisme public quelconque – tant que ledit document est valide, évidemment. Qu’importe la démarche qu’accomplit l’individu, c’est aux services publics de communiquer entre eux (via le système X-road, mais on en parle juste après) afin que ce document soit pris en compte dans le cadre de la demande.
Je ne sais pas vous, mais cette phrase m’a laissé comme deux ronds de flan. Quand on voit le nombre de fois en France où il faut fournir auprès des organismes publics le même document, il y a de quoi mesurer l’écart entre les deux modes de pensée. On me dira que c’est culturel, personnellement je dirai que c’est surtout une question de logique... et de volonté de changer de paradigme politique dans l’accompagnement social.
Repenser le rapport administration-citoyen
En Estonie, l’état est conçu comme une plateforme de services où le citoyen est au centre : n’importe qui peut interroger l’administration sur les données qu’elle possède à son sujet – et en restreindre l’accès, notamment par le cryptage de ces dernières. Cette plateforme est conçue pour l’interopérabilité des services et la transparence de fonctionnement.
Le gain d’efficacité est tel que, depuis l’adoption de ce principe pour les démarches en ligne, au demeurant fort simple, l’Estonie a économisé près de 2 % de PIB chaque année de finances publiques. On en touche un mot au Ministère de l’Économie ?
A contrario, dans l’hexagone, la relation administration-administrés est verticale, empreinte de défiance des ceux côtés, et on ne peut pas considérer que la transparence soit l’apanage du service public. Est-il besoin de citer les algorithmes non accessibles de la CAF pour le traitement des dossiers d’allocataires ? Quant à la communication entre différents services, du côté usager, c’est la sensation de se faire balader qui prévaut. Bref ! Sur le terrain, je constate régulièrement qu’il y a un problème dans la relation de confiance administration-citoyen.
Le système X-road en Estonie
Plutôt que d’aligner du pavé de texte, je vous propose de visionner la vidéo officielle de présentation d’X-Road ci-dessous. Elle est en anglais, activez les sous-titres si vous ne parlez pas la langue des sœurs Brontë.
Un système global à l’échelle nationale, pouvant s’étendre à l’international, orienté en faveur de la sécurité et du respect des données personnelles, basé sur la technologie blockchain KSI (en théorie infalsifiable), je ne sais pas vous, mais ça me parle – du point de vue technique. Quitte à créer une e-administration, autant l’optimiser en bonne et due forme.
La grande question que je désire poser est la suivante : pourquoi n’adoptons-nous pas ce mode de fonctionnement ou un équivalent ?
Quelles limites à l’adoption du système estonien en France ?
On notera que l’Estonie a 1,3 million d’habitants, et il leur a fallu près de 20 ans d’efforts pour achever leur transformation digitale. La France, avec une population près de 50 fois plus nombreuse, a un territoire plus grand, ce qui ralentit la vitesse potentielle du changement. Il serait irréaliste de ma part de ne pas en tenir compte quand je remarque que nous sommes à la traîne.
Certains diront qu’il faut composer avec ce qu’on a ; j’objecterai qu’on aurait pu prendre ce virage il y a vingt ans, et qu’on peut toujours le prendre.
L’illectronisme est une excuse commode pour ne pas simplifier les démarches
Au-delà des difficultés liées à un éventuel manque de compétences, les usagers que l’on accompagne en médiation numérique pataugent le plus souvent dans leurs démarches (en ligne ou non) par manque de compréhension de l’administration. Au quotidien, la complexité des dossiers à monter, la terminologie absconse, la redondance des informations demandées et la difficulté à obtenir des documents font souvent plus de mal que l’illectronisme.
Cela fait des années que les différents gouvernements français parlent de « choc de simplification ». Chiche ! L’adoption du principe estonien de ne pas réclamer plus d’une fois une information à un citoyen au cours de sa vie mérite d’être exploré pour refonder la relation entre les citoyens et l’administration.
Stratégie nationale de développement numérique en France
La priorité des dernières années a été la réduction des inégalités territoriales à l’accès au numérique (haut débit) et l’accès à l’équipement, avant même la dématérialisation des services publics. Pourtant, lors de sa visite à Tallinn en 2017, Édouard Philippe exprimait ce propos :
« Il y a des Français qui n'ont pas de GPS, pas de box connectée, dont le téléphone sert à téléphoner et c'est tout. Il y a des citoyens qui sont broyés et ignorés par ce monde technique. Le fossé s'agrandit, et il n'est pas que générationnel, il est social, et parfois géographique. Nos services publics, le monde associatif doivent accompagner ces évolutions et ces révolutions numériques ; nous les y aiderons »
Édouard Philippe, le 28 juin 2017
Passons sur ce cliché du Français réfractaire aux nouvelles technologies. Le choix de ne pas utiliser le numérique devrait être un droit, ainsi que l’indiquait Gaëtan Constant (adjoint à la Mairie de Villeurbanne en charge du numérique) lors du forum Res’in de septembre 2023. Toujours est-il que l’appropriation de tels outils prend du temps dans notre pays, et qu’il faut prendre cet élément en considération.
Il aurait surtout fallu s’en préoccuper plus tôt ! La nécessité d’une acculturation au numérique a manifestement été perçue comme une chose à accomplir dans un second temps, alors qu’elle aurait pu être menée en même temps que le déploiement de l’infrastructure, comme l’ont réussi les Estoniens. La filière des médiateurs numériques doit ainsi composer avec un retard historique des politiques publiques en la matière.
Un nouveau choix politique avec le "Dîtes-le nous une fois"
Évitons cependant d'afficher une mauvaise foi crasse envers l'administration, car les choses bougent. Pour s'en convaincre, je suggère la lecture de ce dossier sur l'administration proactive (publié en septembre 2023, disponible en PDF ci-dessous). On constate ainsi que, depuis 2014, les administrations appliquent aux entreprises le principe du "Dîtes-le nous une fois". Il a été étendu en 2018 aux personnes.
Simplification : L’administration proactive s’inscrit dans le prolongement du programme « Dites le nous une fois » qui évite aux citoyen.ne.s, lors de leurs démarches en ligne, de communiquer des informations ou pièces justificatives déjà détenues par les administrations, en s’appuyant sur le partage automatique de données.
Ce dispositif, piloté par la DINUM (Direction du Numérique), a été étoffé en 2023 à l'aide d'une loi spécifique (dite loi 3DS) et de deux décrets. Il a donc fallu 9 ans pour disposer d'un cadre règlementaire et technique pour élaborer et favoriser l'échange de données entre administrations. L'information peut désormais circuler de façon ouverte d'un service à l'autre... Pour peu que des outils soient créés en ce sens, avec tout le temps nécessaire de développement qui va avec !
Patience demeure envers et contre tout le maître mot.
Pour juger des API disponibles concernant les particuliers :

À ce stade, seules certaines démarches - les "Premières réalisations" - bénéficient de ce changement. La feuille de route prévoit de centrer le dispositif sur "10 moments de vie", en vue notamment d'une automatisation de certains droits sociaux. On est donc loin de disposer d'une architecture globale des démarches en ligne, puisque c'est un déploiement au cas par cas. Le "choc de simplification" attendra encore un peu.
Qui plus est, ce cadre est avant tout conçu à destination de l'administration. Je n'ai vu mention nulle part d'un dispositif pour que les citoyens jouissent d'un accès à leurs données personnelles connues par les différents services. L'ouverture et la transparence promise n'ont, pour l'heure, rien à voir avec le système conçu par Tallinn.
L'enjeu des données personnelles
Concrètement, les choix politiques et techniques ne s'orientent pas vers une adoption d'X-Road ni de son déploiement. Une vingtaine de pays ont fait ce choix (dont la Finlande, le Mexique, la Colombie et l'Islande), mais pas la France. Sans doute une question de désir de souveraineté numérique et d'orgueil national mal placé - je ne jugerai pas, faute d'éléments.
Quoi qu'il en soit, une problématique de données personnelles sous-jacente demeure.
Pourquoi ? Si vous ne demandez une information qu’une fois dans la vie d’une personne, vous devez la stocker ad vitam aeternam dans une base de données. Le RGPD s’applique, certes, en tant que règlement européen, mais le fait est que ces informations deviennent beaucoup plus facilement disponibles et accessibles à n’importe quel agent public – avec tous les risques de sécurité que cela comporte.
Il est donc pertinent et crucial d'interroger les garde-fous administratifs mis en place dans un tel environnement administratif dématérialisé.
L'avis de la CNIL sur la simplification administrative
Pour l'heure, la CNIL soutient l'approche du "Dîtes-le une fois". Quelques inquiétudes et critiques sont perceptibles, néanmoins le principe est avalisé en tant que vecteur de progrès et de modernité.
Dans une délibération du 6 octobre 2022, la CNIL note que les échanges de données entre administrations « participent à la simplification des formalités administratives des usagers lorsqu'ils ont pour finalité de dispenser les usagers, personnes physiques ou morales, de fournir les mêmes justificatifs plusieurs fois ». Elle prend acte que les données ainsi collectées « ne seront pas utilisées ou réutilisées à des fins de « détection ou pour la sanction d'une fraude » ».
Source : Dossier Dinum
Que la CNIL approuve est une chose. Que le système mis en place soit le bon reste à voir. Surtout quand on le met en perspective avec notre culture politique et les dérives sécuritaires actuelles (le vote scandaleux de la loi immigration en ce mois de décembre 2023, par exemple).
Alors que le système X-Road apporte des solutions techniques et éthiques sur les données personnelles, j'éprouve un certain scepticisme à propos des choix menés en France et leurs garanties. Nous demeurons encore et toujours enfermés dans une relation verticale de contrôle de la population, où l'administration capte les données, mais où les citoyen.ne.s n'ont pas d'accès facilité ou de contrôle direct de celles-ci (sauf à faire valoir le RGPD).
Le pacte social entre l'État et les citoyens
En fin de compte, on en revient toujours au même : tout tient à la confiance mutuelle que l’administration et ses administrés peuvent développer autour d’un outil commun, et comment ils se mettent d’accord pour l’utiliser. En d’autres termes, il s’agit du fameux pacte social, à réinventer et actualiser sans cesse au gré des évolutions de la société. Sommes-nous dans la bonne direction ou non, l'avenir nous le dira.
Qu’en pensez-vous ? Faut-il adopter le principe estonien d’interdire à l’administration de récolter une information nous concernant plus d’une fois dans notre vie ? Le "Dîtes-le une fois" semble-t-il un bon compromis ?
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